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Histoire en patois
( A. MAROT, Patois du Bassigny lorrain) . Traduction a la suite. LES NÉVETS DE JEAN THIÉBAUT Qu’ost-ce qu’y é de pus bé qu’in bé champ de névets ? ln vi proverbe lorrain dit qu’y é rin de pus bè qu’in bin métin de vindange. Le champ de nèvets de Jean Thièbaut otôt co pus bé. L’ennée-lé évôt ollé é souhait pou lé timpèrature : dou bé soulo terto le temps, et chèque semaine éne petiote sinsse de peûje. Si bin que Jean Thiébaut se mirôt dins ses névets. Pas d’éprés-meilledi, repport aux mèraudoux, qu’i n’olleusse rouâtai brâment sé queulture. On é dit qu’i renombrôt ses têtes de légumes terto les dû joû. E chè-que dozaine i féjôt éne marque su s’bâton évou se châtrebique pou pas se trompai. Quement évouéye dé bé nevéts et pas évouéye des jéloux ? Jean Thiébaut sévôt bin qu’y évot des gensses que ses névets féjint crevai de jélousie dins loù pé. Mâ i ne s’en teurmintôt guâre, redressant seulemot lé tête d’in air téméraire quand i pessôt devant chi les gensses-lé. Mâ le lundi de lé fête qui otôt don lé San-Remeil, Jean Thiébaut, que s’otôt tot pien émusai évou les quilles, les rouès de cœur et les vélets de pique, in poû grevai d’évouèye trop podiu, s’en ollôt, pou consolation, rouâtai si terto les névets y étint co. Qué rébaubissemot ! Qué colère
! Y in évôt bin trôche dozaines que minquint. I redégringole
le grippot qui menôt é se champ. L’étouffôt
de colère quement in dindon quand on li dit pou le fâre
rebecquai : « pu rouche que ti ! pu rouche que ti ! » Et
i se redressôt tot rebecquâ en pessant devant che lé
mère Lé Guitte qu’otôt su le pas de s’n
cuche, quement ène grosse idôle, pou prenre le frais. Jean
se doutôt que c’otôt lèye o bin s’n homme
qu’évot fât le coup, rèp-port é ce
que l’otint pus volou terto les dusses que des mercolottes. Comme i trimballôt sous l’orme, le pére
Fanfan Lechêne, qui fumôt sé pipe to lé, li
dit évou s’n air de bon raillard : — Séyez in repos, Fanfan ! Je les recolerô,
les chéssou de névets. » Terto les joû, les névets se rinfiint dévintaige,
et porléchint les invies gormandes des maraudous. I ne voyôt pas quouète ou cinq guéchons
que montint d’in aute coûtet. Tot d’in coup l’entend in petiot brut dins le bout dou champ. I serrôt se fusil tant qu’é povôt quand l’éperçoit in grand fantôme tot bian que crie évou éne voix de loup-garou : « Dedepu que je sûs sôti fu de lé
terre, In moument éprés, in aute se love d’in autre coûté : « Dedepu que je sûs sôti fu de m’
tombeau, In aute : Et les grands fantômes, pu bians que lé
leune, venint de s’coté, docement, do-cement, si bin que
Jean Thiébaut sentôt se cœur pu écharbotté
que le couchot dou tioché les neuilles de grand vent, quand in
v’lé co in aute que se love é l’aute bout
en heuchant tant que l’évot de guerguillot : Du coup les sangs dou paure homme ne fejont qu’in
toù . Le v’lé que se love, tot virevirai de l’épovante,
remue ses dûs jambes (qu’otint in feurmis) quement in diabe,
pou les dégaigeai dou sac qui loù tenôt chaud, chamboule,
cheùye, se redrosse et fiche le camp tant qu’i put couri,
en ce que, dans le pattarou, se fusil lâchôt ses dètonations
et jetôt de terto les coutèts les poûres revenants
pu ren-vochi que lu. « Ovre vite, ovre vite ! mé poure fomme ! qu’i criôt tant qu’i peuvôt en bail-lant des grands cos de pi é l’eûche ; j’à terto le sabbat et Lucifer é mes trousses ! I se mot dins le léye ; lé fiévre
le prend, si bin que l‘ô fèllu dous guérissous
de secret pou le remotte de lé secousse. « Pou des bés névets, c’o des bés névets, pisque l’ont fâ envie aux revenants. » Lé fiauve-lé ô étu contai é me grand-père par se prope grand-père, in joù de Sant-Nicolas qu’i n’évôt reçeu qu’éne verge dins se sébot.
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TRADUCTION Qu’y a-t-il de plus beau qu’un beau champ de navets ? Un vieux proverbe lorrain dit qu’il n’y a rien de plus beau qu’un beau matin de vendange….. Le champ de navets de Jean Thiébaut était encore plus beau. Cette année-là avait marché à souhait pour la température : du beau soleil tout le temps, et chaque semaine une petite tombée de pluie. Si bien que Jean Thiébaut se mirait dans ses navets. Pas d’ après-midi, à cause des maraudeurs, sans qu’il aille regarder longuement sa culture. On a dit qu’il comptait ses têtes de légumes tous les deux jours. A chaque douzaine il faisait une marque sur son bâton avec son cou-teau de poche, pour ne pas se tromper. Comment avoir de beaux navets et ne pas avoir de jaloux ? Jean Thiébaut savait bien qu’il y avait des gens que ses navets faisaient crever de jalousie dans leur peau. Mais il ne s’en préoccupait guère, redressant seulement la tête d’un air audacieux quand il passait devant chez ces gens-là. Mais le lundi de la fête, qui était donc la Saint-Remy, Jean Thiébaut, qui s’était beaucoup amusé avec les quilles, les rois de cœur et les valets de pique, un peu triste d’avoir trop perdu, s’en allait, pour se consoler, regarder si tous ses navets y étaient encore. Quel ahurissement ! Quelle colère ! Il y en avait bien trois douzaines qui manquaient. Il redescend le raidillon qui menait à son champ. Il étouffait de colère comme un dindon quand on lui dit pour le faire hérisser de colère : « plus rouge que toi ! plus rouge que toi ! » Et il se redressait, tout raide de colère, en passant devant chez la mère Marguerite qui était sur le pas de sa porte, comme une grosse statue, pour prendre le frais. Jean soupçonnait que c’était elle ou son homme qui avait fait le coup, parce que tous les deux étaient plus voleurs que des belettes. La pauvre femme en était bien ignorante ; c’était seulement une farce de jeunes gens qui voulait le faire enrager. Comme il allait et venait sous l’orme, le père Fanfan Lechêne, qui fumait sa pipe à cet endroit (tout là), lui dit avec son air de bon railleur : - Voilà Jean Thiébaut qui parait fumer une pipe encore plus grosse que la mienne. (Fumer une pipe, cela signifie quelquefois dans notre pays ce qu’on pourrait exprimer ainsi : se manger le sang.) - Soyez en repos, Fanfan ! Je les rattraperai, les chasseurs de navets. Il criait cela à plein gosier, pour que la mère Marguerite entendit. Tous les jours les navets se renflaient davantage et pourléchaient les envies gourmandes des maraudeurs. Comment faire pour les mettre en déroute ? Jean Thiébaut n’avait qu’un moyen : garder son champ la nuit pendant que les bons chrétiens dorment. Notre homme, après l’angélus, met sur son dos trois blouses par crainte des rhumatismes, décroche de la cheminée un vieux fusil du temps de la milice, et qui avait peut-être bien vu le siège de la Mothe, et le voilà prêt. Il sort doucement par la lucarne de son poële, tra- verse les jardins à pas de chat, et le voilà qui gravit le raidillon. Il ne voyait pas quatre ou cinq garçons qui montaient d’un autre côté. Les beaux navets ! Son cœur battait de douceur en les regardant. Il se place dans la raie du champ, enveloppe ses deux jambes dans un vieux sac qu’il avait apporté à cause du froid, et le voilà qui ne bouge plus, roulant les yeux de tous côtés. Voilà l’horloge du village qui sonne neuf heures, dix heures, onze heures. Il avait peine à ne pas dormir (C’était une si drôle de veillée) ; il secouait le menton quand le sommeil était sur le point de le prendre et reniflait une prise de tabac. A la fin on n’entendait plus rien, sinon un renard qui chassait du côté de la Roche-Raguée Jean Thiébaut regardait la lune et les étoiles ; et il se disait, réfléchissant en lui-même, que sûrement il n’y avait pas là-haut d’aussi beaux navets que les siens. Quel bonheur, bientôt, de les faire cuire avec le canard de la Saint-Nicolas ! Voilà minuit qui décroche du clocher. C’aurait été un silence de messe tout imposant, si un coq de Vaudrecourt n’avait crié en ce moment : kirikiki ! Ce coq devait rêver, à moins que ce ne fût un volatile de sabbat, comme Jean Thiébaut le pensa toujours depuis. Tout d’un coup il entend un petit bruit au bout du champ. Il serrait son fusil de toute sa force quand il aperçoit un grand fantôme tout blanc qui crie avec une voix de loup-garou : « Depuis que je suis sorti de la terre, Un moment après, un autre se lève d’un autre côté : « Depuis que je suis sorti de mon tombeau, Et les grands fantômes, plus blancs que la
lune, venaient vers lui doucement, doucement, si bien que Jean Thiébaut
sentait son cœur, plus agité que le coq du clocher durant
les nuits de grand vent, quand un autre encore se lève à
l’autre bout en criant tant qu’il avait de gosier : A ce coup, le sang du pauvre homme ne fait qu’un
tour. Le voilà, qui se lève tout retourné par l’épouvante,
remue ses deux jambes (qui étaient en fourmis), comme un diable
pour les dégager du sac qui leur tenait chaud, trébuche,
tombe, se redresse et s’élance tant qu’il peut courir,
pendant que dans ce remue-ménage, son fusil laissait éclater
ses détonations et précipitait dans tous les sens les pauvres
revenants plus renversés que lui. Il en était resté tout penaud quand,
à la Saint-Nicolas, en considérant les navets dans le grand
plat d’étain, et le canard qui nageait dans la sauce, le
voilà qui dit à toute sa famille, la figure aussi claire
que si le soleil avait rayonné dessus : Cette histoire a été racontée
à mon grand’père par son propre grand’père,
un jour de |